Quel pianiste ne s'est-il pas entendu dire: "Ca ira, je pense, tu peux déchiffrer sans problème"? L'abuseur abusé: ou quand le pianiste sort ses griffes…

  Il s'approcha, le sourire en coin:

 - Tu sais, il ne faut pas te faire de soucis, tu peux déchiffrer à vue... Même moi, j'arrive à jouer tout ça.

 - Mmm… Tu peux me faire parvenir le paquet de partitions deux semaines avant la première répétition?

  L'expression de son visage vira à l'agacement. Moi aussi, j'étais fâché mais je gardais le sourire. Une déformation professionnelle, sans doute. Il fit mine de ne pas comprendre:

- Tu sais, j'ai beaucoup de travail, ces temps. Et puis, bon, tu ne passeras pas non plus en direct à la BBC... 

Là, il y a plusieurs solutions. Tu peux:

1)  T'écraser.

  En général, les premières années d’une carrière de pianiste-accompagnateur, on s’écrase. Mais, comme on dit, la longueur en bouche, ça ne se paie pas en écrasant les prix. Cette solution est à évacuer le plus rapidement possible de son arsenal.

2)  T'en tenir à tes exigences.

  La plupart du temps, il faudra simplement laisser son partenaire maugréer quelque peu: "t’es un peu pénible, hein, toi!" Puis le bougonneur obtempère sans trop de problème.

3)  Renoncer à cette relation de travail.

  Parfois, le bougonneur n’obtempère pas. Dans ce cas, le pianiste peut renoncer tout simplement et dire (calmement, il s’entend): "pardon, dans ces conditions, je préfère laisser quelqu’un d’autre assumer cette échéance." Toutefois, cette solution comporte des risques: il peut être difficile, voire impossible de trouver un remplaçant dans les délais. Le pianiste encourt alors la détestation pure et simple.

4)  Augmenter tes tarifs.

  C'est un  moyen beaucoup plus simple de faire respecter ses propres règles. La hausse doit être légère, bien sûr; il faut rester concurrentiel. Mais la psychologie humaine est chose étrange: on peut établir une corrélation étonnante entre le prix à payer et l’aptitude à se conformer aux exigences, et ce n’est pas toujours dans le sens qu’on croit…

"Même moi, j'arrive à la jouer…"

  Bon, tout ça, c’est entre nous. A lui, qui te dit ça, tu répondras en quatre points:

1)  Tu me laisses la veille au soir pour préparer les partitions ? Comme c’est attentionné de ta part ! En fait, il faut que tu saches, ce soir-là, je me marie. Donc non, s’il te plaît, deux semaines, c’est deux semaines.

2)  J’ai ma carte de presse à la BBC, justement. Tu sais : la Bad Boy Culture. J’aime bien bien jouer en fait, c’est un de mes nombreux défauts professionnels.

3)  Ah, et puis (là, tu baisses un peu le ton, l’air complice) : c’est moi qui décide ce que j’ai besoin de travailler ou non.

  4)  Le coup de grâce, tu cites Gerald Moore: "Ce ne sont pas seulement les partitions techniquement difficiles qui doivent être travaillées. Plus l’accompagnement est simple, plus il donnera de matière à penser pour le pianiste qui sait y être sensible." *  

"Ce pianiste est véritablement sans-gêne". Yes, indeed.

***

* "It is not only technically difficult accompaniments which must be practiced. The simpler the accompaniment, the more food for thought it will give to the sensitive pianist." (Gerald Moore, The Unashamed Accompanist, New York, The Macmillan Company, 1946, p. 21.)

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